
Conférence pour la Troménie
La Troménie, dévotion populaire pour des pèlerins d'espérance.
Locronan, le jeudi 17 juillet 2025.
Introduction
Notre Troménie existe depuis Saint Ronan. Ce parcours, nous le pratiquons, avec foi, avec joie, nous nous laissons conduire par ce chemin, nous nous laissons porter par notre foi et – plus puissant encore – par la force foi de l’Église, la force qui se dégage du peuple de Dieu et de sa piété. Quelque chose de plus grand que nous est à l’œuvre dans ce type de démarche. Ce quelque chose de plus grand, qui nous emporte, relève non seulement de l’effet de foule ou de mimétisme : il concerne aussi le mystère du temps, il relève du lien avec les générations passées : les huttes abritant les saints, ces amis du ciel, ces aînés dans la foi, en sont le signe. Marcher sur les chemins de la Troménie, c’est marcher avec eux, guidés, soutenus, orientés par eux, pris dans un rapport aux personnes, au temps et à l’espace qui nous dépasse.
Oui, quelque chose d’assez mystérieux traverse cette troménie. Lorsque l’on se penche sur ses origines, on constate que cette Troménie constitue une sorte d’empilement de symbolismes variés, qui, chacun, drainent un véritable univers de sens.
Donatien Laurent a établi que la Troménie est basée sur « les douze mois de l'année celtique, que découpent les douze stations sur le chemin de la Troménie ».
Plus étonnant, le même Donatien Laurent a montré des analogies avec des rituels de l'Inde védique et même avec le rituel de la fondation de Rome, en considérant les correspondances entre les alignements des mégalithes et l'emplacement des stations de la Troménie (avec l'existence d'un « centre astronomique » situé en plein milieu du carré que forme le parcours de la Troménie).
Là-dessus se greffe bien entendu la dimension chrétienne. Job an Irien parlait donc, à propos de la Troménie de Locronan, d’un sanctuaire celtique christianisé par Saint Ronan, où se pratiquait avant lui une « pérégrination calendaire » qu’il a transformée en pèlerinage chrétien.
Et sur ce tronc se greffent encore d’autres symboliques, comme celle de la fécondité associée à la « jument de pierre » ou à la « chaise de saint Ronan » ; ou encore, sur un plan plus politique, le souvenir de la participation en 1505 à ce pèlerinage de la duchesse Anne – personnage qui éveille les phantasmes d’un âge d’or breton.
Comment démêler tout cela ? Qu’est-ce qui pourrait nous faire saisir l’unité de l’ensemble ? Qu’est-ce qui pourrait nous faire percevoir le fil conducteur de la démarche que nous faisons ici ? Il s’agit pour nous d’entrer dans la signification profonde, sans nous laisser disperser par les strates assez disparates d’influences historiques et de significations variées, sans pour autant renoncer à toute la richesse de sens dont ils sont porteurs.
Je crois que l’année jubilaire ouverte par le Pape François en décembre dernier, sur le thème de l’espérance, nous donne la réponse. L’intitulé exact de l’année sainte est « Pèlerins d’espérance ». Voilà ce que je voudrais approfondir avec vous, tout en le reliant à la notion de dévotion populaire qui marque chaque culture travaillée par l’Évangile, et qui marque notre Troménie.
1° Pèlerinage : acte de piété populaire.
2° L’orientation finale de notre marche.
3° L’espérance (d’arriver à destination) ne déçoit pas.
1° Le pèlerinage : un acte de dévotion populaire.
(Inspiré du directoire pour la piété populaire).
La Troménie se présente avant tout comme un pèlerinage, une marche sacrée. Le pèlerinage est une expression typique de la piété populaire ; il est aussi une pratique religieuse universelle. La foi chrétienne n’a pas eu de mal à s’approprier cette pratique commune à toutes les cultures du monde, dans la mesure où la foi biblique se présente fondamentalement comme liée à la marche, à la pérégrination ; jamais à comme une démarche fixe, immobile, figée.
Pour les juifs comme pour nous, leurs frères cadets dans la foi, l’acte fondateur, c’est la sortie d’Égypte, cette longue marche au désert. Elle est une sorte de matrice du pèlerinage : il s’agir de marcher vers Dieu, de marcher pour Dieu (en vue de lui rendre le culte qu’on ne pouvait pas lui rendre en Égypte), de marcher à l’appel de Dieu. Une fois engagé dans la marche, le peuple comprend qu’il s’agit aussi de faire l’expérience que Dieu marche avec nous, qu’il nous guide à chaque étape. Au point qu’il faut toujours recommander, et re-recommander la lecture du livre de l’Exode, tant ce livre est une source de joie et de consolation pour tout croyant. Le récit de la pérégrination des hébreux entre en résonnance avec notre propre parcours, et nous aide à discerner la présence de Dieu sur notre route, à repérer comment il s’y prend, dans sa bonté, pour nous accompagner et nous orienter.
Dans l’Écriture toujours (et je ne donne que quelque pistes), la notion de pèlerinage est éminemment liée à la ville sainte de Jérusalem, comme terme du pèlerinage. C’est le lieu vers lequel on monte (on pense aux psaumes des montées, qui accompagnent la marche des pèlerins), comme on monte vers Dieu. Que le peuple d’Israël monte vers la ville sainte est une chose, mais chez les prophètes, ce lieu de pèlerinage est décrit comme la ville où, en définitive, convergeront également toutes les nations.
« Il arrivera dans les derniers jours que la montagne de la Maison du Seigneur se tiendra plus haut que les monts, s’élèvera au-dessus des collines. Vers elle afflueront toutes les nations et viendront des peuples nombreux. Ils diront : « Venez ! montons à la montagne du Seigneur, à la Maison du Dieu de Jacob ! Qu’il nous enseigne ses chemins, et nous irons par ses sentiers. » (Is 2, 2-4)
Jérusalem, est ainsi le lieu de l’unité, de la communion de tout le genre humain reconnaissant le Dieu d’Israël comme le Dieu unique. Ces images de pèlerinage, de convergence de toutes les nations à Jérusalem ouvrent aussi Israël à la compréhension de son rôle de lumière des nations. Ceci est exprimé de façon très touchante dans ce verset du livre de Zacharie : « Ainsi parle le Seigneur de l’univers : En ces jours-là, dix hommes de toute langue et de toute nation saisiront un Juif par son vêtement et lui diront : « Nous voulons aller avec vous, car nous avons appris que Dieu est avec vous. » (Za 8, 23). La dimension universaliste de la foi au Dieu unique a émergé, dans le corpus biblique, en particulier dans ces images de pèlerinage universel à Jérusalem.
Cette symbolique du pèlerinage telle qu’elle est exprimée par les prophètes, relève de la vision finale, de la vision ultime, eschatologique : ce que Dieu, en définitive, accomplira. Une telle vision exprime tout à la fois l’aboutissement, le repos et le soulagement, la joie et la fête, qui sont des expériences indissociables du pèlerinage.
Pour continuer notre parcours biblique sur le pèlerinage, rappelons que Jésus lui-même, en tant que juif, fut donc avant tout, dès l’enfance, un pèlerin. L’Évangile selon saint Luc rapporte le pèlerinage de ses 12 ans – cette année-là, Jésus resta au Temple, « aux affaires de son Père », avant d’être retrouvé par ses parents. Cette démarche de pèlerinage n’est pas d’un événement isolé : l’évangéliste commence cette séquence par cette précision : « Chaque année, les parents de Jésus se rendaient à Jérusalem pour la fête de la Pâque. » Ceci a fait profondément partie de son éducation, et Luc précise juste avant et juste après cet épisode que « Jésus, il grandissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes ». Quiconque a déjà fait un pèlerinage pourrait s’appliquer à lui-même cette phrase, tant un pèlerinage contribue à la croissance de celui qui s’y engage, devant Dieu et devant les hommes. Jésus a donc pratiqué le pèlerinage, et pas seulement dans son enfance, comme on le voit en particulier en Saint Jean : Jésus participe aux trois pèlerinages annuels qui marquent l’année juive : fête des Azymes (Pessa’h ; la Pâque), celle des Semaines (Chavouot, la Pentecôte - 50 jours après Pessa’h), et la fête des Tentes (Soukkot). A cela il faudrait bien sûr ajouter que le ministère de Jésus fut essentiellement itinérant, et que la forme que prenait le fait de devenir ses disciples n’était pas de venir s’assoir dans son école pour l’écouter – comme cela pouvait être le cas pour des rabbis ou des philosophes de l’Antiquité – mais de marcher à se suite. C’est la signature de Jésus que d’inviter ses disciples à être en chemin.
Enfin, j’attire votre attention sur le fait que ce que l’on considère souvent comme l’acte de naissance de l’Église en Ac 2 – l’effusion de l’Esprit saint sur les disciples – se déroule à l’occasion, précisément à la Pentecôte, c'est-à-dire à l’occasion du pèlerinage de Chavouot. (Sans parler du Triduum pascal qui correspond lui aussi à ce moment particulièrement fort de pèlerinage à Jérusalem. Il est ainsi très intéressant de voir comment les moments les plus intenses de l’Évangile correspondent à des moments de pèlerinages – c’est vrai de la Transfiguration, l’évocation des tentes (« dressons ici trois tentes ») faisant dire aux exégètes qu’il y a un lien avec le pèlerinage de Soukkot, qui est la fête des tentes).
Il y aurait énormément à dire sur ce que représente un pèlerinage, en termes d’encrage dans le corps, dans l’espace, dans le paysage, dans le temps, dans l’histoire populaire, dans les relations interpersonnelles. Toutes les dimensions les plus profondes de l’être humain sont convoquées dans le pèlerinage : dimension sociale, dimension cosmique, dimension festive, dimension cultuelle… Il y a quelque chose d’absolument simple, concret, humble, qui donne à goûter l’essentiel, qui simplifie et purifie, et qui ouvre à plus grand que soi. Le pèlerinage ouvre à la liberté en permettant de laisser derrière soi beaucoup des soucis ou des choses superficielles que la vie nous inflige. Il permet de faire l’expérience de la charité entre les hommes, l’expérience de la beauté du monde, et donc de la bonté de Dieu, de sa présence aimante, délicate, bienveillante, qu’on appelle Providence. Il faudrait des heures pour décliner tout cela, tellement le pèlerinage est une réalité riche, mais je voudrais me concentrer sur une dimension absolument essentielle du pèlerinage – en lien avec le thème de l’année jubilaire : la dimension eschatologique.
2° L’orientation finale de notre marche.
La bible regarde l’homme, et en particulier le disciple de Jésus, comme un voyageur, un pèlerin.
Les chrétiens ont un berger qui les guide et les oriente. Nous ne sommes pas des pauvres hères, errants, vagabonds, perdu, déboussolés, désorientés. Nous avons un cap et quelqu’un pour nous y conduire. Il faut mesurer ce que cela représente – je pense que nous n’en n’avons pas suffisamment conscience. Mesurons la différence que cela représente par rapport à ceux qui ne voient pas le sens de l’existence, qui cheminent dans le monde soit comme dans un désert où il n’y a d’autre issue que de mourir de soif, perdus, seuls, condamnés, soit comme dans un labyrinthe, fait d’impasses et de désillusions, grouillant d’êtres eux aussi voués à la perdition.
Cette orientation fondamentale de l’existence, qui caractérise les chrétiens, cette orientation n’est pas ici-bas. De même qu’avoir la foi c’est concevoir que le fond des choses dépasse ce qui est visible, de même, avoir la foi, mettre sa foi en Dieu, c’est marcher en croyant que Dieu nous oriente et nous guide vers une destination. Cette destination, c’est – on peut l’appeler de différentes façon – Dieu, le Ciel, le paradis, la vie éternelle, la cité céleste, l’au-delà, le salut. A la fin (c’est pourquoi on parle d’eschatologie – eschaton, fin) nous l’espérons selon la promesse du Seigneur, serons avec Dieu en son Royaume, à jamais, dans la communion d’amour avec lui, qui est lui-même communion d’amour en tant que Père, Fils et Saint Esprit, et en communion les uns avec les autres, les sauvés. Ce sera le terme de notre pèlerinage : « Maintenant notre marche prend fin devant tes portes, Jérusalem ! » (Ps 121, 2)
Je crains que la conscience de cela, la dimension eschatologique de la vie chrétienne, ne soit pas suffisamment présente à notre esprit, à notre cœur. Elle est le fond du tableau, elle est la trame (au sens d’un tissu) de l’existence du monde. Dans l’Évangile, cette dimension finale est omniprésente : non seulement dans les paroles de Jésus sur le jugement, ou dans l’affirmation selon laquelle son Royaume n’est pas de ce monde, mais encore dans toutes les paroles qui parlent de l’attente de la venue du Seigneur et de la nécessité de veiller, de nous convertir. Le thème de la vie éternelle (« Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle. » Jn 3, 16-18), lié à la Résurrection à laquelle le Christ nous ouvre (« Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, même s’il meurt ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. » Jn 11, 25-26), tout cela donne l’orientation de fond de l’existence chrétienne. « Je pars vous préparer une place. Et quand je serai allé vous préparer une place, je reviendrai, et je vous prendrai avec moi, afin que là où je suis vous y soyez aussi » (Jn 14, 3).
Le pèlerinage a toujours exprimé cela, et donné de l’expérimenter. Marcher, faire toutes les expériences que procurent le pèlerinage (rencontres, fatigues et repos, douleurs et soulagement, méditation, contemplation, étapes, persévérance, intercession, réconciliation, etc. Tout ce que nous vivons en faisant la Troménie) : voilà qui forme comme un précipité, un concentré de toute l’existence. Dans un pèlerinage, la vie est comme résumée, miniaturisée, avec une forme d’intensité et de vérité qui manque parfois à l’ordinaire de nos vies ; et dans le même mouvement, la vie apparaît dans son orientation véritable, dans son sens profond : aller vers Dieu, aller à Dieu, et y aller avec sa grâce et avec les autres.
Puissions-nous vivre la Troménie avec ce sens profond de l’orientation de notre vie vers le Seigneur. Tout au long de cette marche, à chaque station, et dans les cantiques ou les prières qui accompagnent la marche, résonne la Parole de Dieu. Elle est la voix du bon berger, qui nous guide en nous attirant à lui. Tout au long de cette marche, nous nous soutenons les uns les autres, nous nous écoutons, nous nous confions, nous échangeons, nous aidons à marcher ceux qui peinent dans la montée, nous nous portons les uns les autres ; et tout au long de cette marche, également, nous ressentons la présence réconfortante des chrétiens qui nous ont précédé, dont les saints sont les plus connus d’entre eux. Nous sentons combien le Seigneur est à l’œuvre : il rassemble son peuple ; des individus isolés que nous pourrions rester, il fait une Église, une assemblée de frères, qui marche comme dans une procession, c’est-à-dire d’un seul pas vers la même destination. Tout au long de cette marche, le Seigneur nous donne de contempler sa création, de sentir que le pèlerinage de notre vie se fait dans ce jardin qu’il a planté pour nous, et qui appelle notre reconnaissance et notre soin.
Tout cela est très beau, et pourrait sembler suffire à nous combler : mais tout cela ne prend sa véritable valeur que dans celui qui est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin. On pense plus facilement, peut-être, que tout commence dans le Christ – nous pensons spontanément, en tant que croyant, qu’il est à l’origine de notre vie. N’oublions pas qu’il est l’oméga, la fin, le terme et le but de tout. Un pèlerinage, la Troménie, ne prend son sens que dans la mesure où elle est un concentré de notre vie, et dans la mesure où cette vie est placée dans son orientation véritable : la communion avec Dieu dans l’éternité.
Chacun des éléments du pèlerinage – même le rafraichissement que l’on peut prendre à la buvette – évoque pour nous l’accomplissement de toute chose dans le Christ, à la fin. Cette perspective eschatologique ne doit pas être le lieu de la peur (comme à l’époque de la pastorale de la terreur des flammes de l’enfer) ; elle ne doit pas être une fuite spirituelle dans un monde parallèle qui nous éloignerait des responsabilités qui sont les nôtres en ce monde (comme on l’a souvent reproché au christianisme). Bien au contraire : cette perspective ouvre à la paix, et non à la peur ; cette perspective remet toutes choses d’ici à leur juste place, au lieu de nous en détourner. Les réalités terrestres sont infiniment précieuses, elles sont don de Dieu, et pour autant elles ne sont jamais définitives. En ce sens, elles ne méritent jamais de devenir des idoles. Ainsi, la véritable perspective, eschatologique, en valorisant les choses terrestres à leur juste mesure (belles, bonnes, et passagères) ouvre à la liberté. Le pèlerinage, ainsi vécu est une école de vérité et de liberté.
En ce sens, la question eschatologique ne concerne pas seulement le terme du voyage. La destination du voyageur n’est pas seulement quelque chose qui détermine l’arrivée : c’est tout le voyage qui est directement liée à la destination. On pourrait filer la métaphore en disant que c’est en fonction de la destination qu’on se décide à partir ou pas, en fonction de la destination qu’on choisit ce qu’on emporte ou qu’on laisse derrière soi, en fonction de la destination qu’on choisit l’itinéraire, en fonction de la destination qu’on marche d’un pas léger ou décidé (là où celui qui erre sans but traine sans doute les pieds), en fonction de la destination qu’on reprend courage, etc. Tout le chemin est illuminé par la destination. C’est elle qui justifie les efforts, et qui les rend possible pour le pèlerin. Marcher vers le ciel est l’aventure fondamentale de notre vie. Notre regard sur l’existence et sur le monde serait trop étroit et trop court si nous devions oublier notre destination ultime. « Que ma langue s'attache à mon palais si je perds ton souvenir, si je n'élève Jérusalem, au sommet de ma joie » (Ps 136, 6).
Pour compléter notre méditation, abordons maintenant la vertu centrale qui porte celui qui marche sans oublier le terme de son pèlerinage : l’espérance.
3° L’espérance (d’arriver à destination) ne déçoit pas.
Parler d’eschatologie, de la destination ultime du pèlerinage de notre vie (que chaque pèlerinage nous permet de méditer avec nos pieds, notre corps, toutes nos facultés), nous conduit à la notion d’espérance. C’est cette vertu que le pape François a choisie pour orientation de l’année jubilaire : « pèlerins d’espérance ».
La méditation du pape s’appuie – comme le titre même de la bulle d’indiction de l’année jubilaire – sur la phrase de saint Paul aux Romains : « l’espérance ne déçoit pas, puisque l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5,5).
[Spes non confundit, n° 3] : L’espérance chrétienne ne trompe ni ne déçoit parce qu’elle est fondée sur la certitude que rien ni personne ne pourra jamais nous séparer de l’amour de Dieu : « Qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? la détresse ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? le dénuement ? le danger ? le glaive ? […] Mais, en tout cela nous sommes les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés. J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les Principautés célestes, ni le présent ni l’avenir, ni les Puissances, ni les hauteurs, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8, 35.37-39). Voilà pourquoi l’espérance ne cède pas devant les difficultés : elle est fondée sur la foi et nourrie par la charité. Elle permet ainsi d’avancer dans la vie.
Pour saisir la profondeur cette phrase de Saint Paul (« L’espérance ne déçoit pas »), il suffit de prendre au sérieux les déceptions qui traversent le monde. Que de désillusions, de déceptions, de tromperies, de regrets, de remords, de désespoirs de toutes sortes ! Et nous en connaissons. Si chacun regarde sa vie avec honnêteté, sans se mentir à lui-même, je pense qu’il tombe fatalement sur un certain nombre de déceptions : ce qui a échoué, ce qui n’a jamais été possible, ce qui demeure blessé en soi, les plaies qui semblent ne jamais vouloir cicatriser, ces recoins du cœur qui se présentent intérieurement comme des gouffres de tristesse, de remords, de déception, ce qui est inconsolable…
Là-dessus, notre culture ambiante, publicitaire, qui se donne pour horizon le profit et qui transforme le pèlerin en consommateur, cette culture est une immense machine à déception. Pensez à cet aspect de l’« illimité » qui nous est vendu de toute part : forfaits illimités, accès illimité, consommation illimitée. C’est un leurre, c’est une tromperie (« deception » en anglais signifie « tromperie »), dans la mesure où nous sommes limités, et que nous ne pouvons pas absorber de façon illimitée ce qui nous est offert, ni comme divertissement ou comme plaisir, ni comme souffrance ou comme fatigue – parce que nous sommes limités. La promesse de fallacieuse de l’illimité que notre culture formule toujours est particulièrement pernicieuse ; elle vient faire vibrer cette fibre intérieure, notre soif, notre désir d’être comblé. Mais là où elle prétend de façon trompeuse combler cette soif, la foi chrétienne nous révèle que Dieu seul peut nous combler : lui est le véritable « illimité » auquel nous aspirons. Saint Augustin l’a décrit de façon fine en ouverture de ses Confessions : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu'il ne repose en toi ».
Je vois trois aspects dans cette phrase « l’espérance ne déçoit pas » : Premièrement, l’espérance ne déçoit pas parce que, à la fin, Dieu nous donnera vraiment ce qu’il a promis. Pas de déception comme lorsque ce que l’on a acheté quelque chose à cause de la promesse publicitaire que cela allait nous rendre heureux, libres, et désirables – la publicité est de ce point de vue toujours mensongère. Ce premier aspect est lié à la fidélité de Dieu, au fait qu’il est lumière et vérité. Dieu ne nous trompe pas. A propos de sa promesse et de sa fidélité, l’épître aux Hébreux dit : « Il est impossible que Dieu ait menti » (He 6, 18). Ou, comme le dit le prix Nobel de littérature 2016 : « Dieu ne fait pas de promesses qu’il ne tienne pas ». Dieu nous oriente vers ce qu’il nous donnera véritablement.
L’autre aspect de cette phrase « l’espérance ne déçoit pas », c’est que l’espérance est déjà quelque chose que nous vivons. Il nous est donné maintenant de gouter déjà à ce qui nous sera donné en plénitude. L’espérance n’est pas une projection, le rêve naïf de quelque chose qui en réalité n’advient jamais, ou toujours plus tard. Il y a une substance à l’espérance, un contenu, quelque chose qui est déjà donné maintenant : une joie, une force, une orientation, une paix intérieure, une capacité à traverser les difficultés sans considérer qu’elles vont tout engloutir. L’espérance ne déçoit pas parce qu’elle procure déjà ses bienfaits dans notre vie, attestant par là qu’elle est fiable.
Troisièmement, il me semble que l’espérance ne déçoit pas parce que le don final sera encore plus beau que ce que nous espérons. Ça ne sera pas comme cette expérience de découvrir que les lieux sont en réalités bien moins avantageux que ce que l’appartement témoin avait laissé espérer. Au contraire. Saint Paul le fait comprendre dans ce passage de l’épître aux Éphésiens : « À Celui qui peut réaliser, par la puissance qu’il met à l’œuvre en nous, infiniment plus que nous ne pouvons demander ou même concevoir, gloire à lui dans l’Église et dans le Christ Jésus pour toutes les générations dans les siècles des siècles. Amen ». Il y a dans l’accomplissement bien plus que nous n’osons espérer. En ce sens-là également, l’espérance ne nous décevra pas : on ne sera pas déçus !
Je voudrais terminer en exprimant avec les papes (Léon et François) de quel type d’espérance il s’agit. La force que l’espérance confère, c’est celle de savoir que le mal n’aura pas le dernier mot. C’est ce qu’a dit le Pape Léon XIV dans sa toute première allocution : « le mal ne prévaudra pas ». C’est une affirmation audacieuse, qui porte sur la fin, qui n’est pas accessible ici-bas sinon par la foi – la foi en la victoire finale du Christ sur le mal par sa Résurrection. Cela n’est pas du tout évident à tenir ! Il semble bien plus raisonnable, à vues humaines, de tenir que le mal est tellement puissant qu’il va finir par tout emporter sur son passage. Mais l’espérance ouvre une tout autre perspective, un tout autre regard.
Le pape François en a parlé de façon très belle dans Spes non confundit, au numéro 19 :
« Je crois à la vie éternelle » : [12] ainsi professe notre foi. L’espérance chrétienne trouve dans ces mots un pilier fondamental. Elle est en effet « la vertu théologale par laquelle nous désirons comme bonheur [...] la Vie éternelle ». [13] Le Concile œcuménique Vatican II affirme : « Lorsque manquent le support divin et l’espérance de la vie éternelle, la dignité de l’homme subit une très grave blessure, comme on le voit souvent aujourd’hui, et l’énigme de la vie et de la mort, de la faute et de la souffrance reste sans solution. Ainsi, trop souvent, les hommes s’abîment dans le désespoir ». [14] Nous, en revanche, en vertu de l’espérance dans laquelle nous avons été sauvés, en regardant le temps qui passe, nous avons la certitude que l’histoire de l’humanité, et celle de chacun, ne se dirige pas vers une impasse ou un abîme obscur, mais qu’elle s’oriente vers la rencontre avec le Seigneur de gloire. Vivons donc dans l’attente de son retour et dans l’espérance de vivre pour toujours en Lui. »
Que le monde n’aille pas à sa perte, mais vers son salut, seuls les chrétiens, en vertu de l’espérance que l’Esprit suscite dans nos cœurs, peuvent l’affirmer.
De ce point de vue là – pour revenir au pèlerinage, à la troménie, et pour conclure – un pèlerinage est non seulement l’occasion de réveiller en nous l’espérance, de revenir à la promesse du Seigneur et de goûter concrètement qu’il est déjà en train de la réaliser ; mais faire un pèlerinage est aussi la façon de témoigner de cette espérance dans un monde qui n’en a plus (ou plus beaucoup). Celui qui se posera la question de savoir ce qui anime véritablement ceux qui ont marché sur ces chemins, découvrira peut-être l’espérance chrétienne, la force d’avoir pour horizon, pour toile de fond du tableau du monde et de notre vie, la vie éternelle, dont les portes ont été ouvertes par la victoire du Christ sur le mal.
Cela revient à parler de la dimension évangélisatrice de cet acte de piété populaire qu’est un pèlerinage comme la Troménie. Une telle pratique est infiniment accessible, à tous les âges et à toutes les conditions, même pour quelqu’un qui n’aurait pas les codes, elle demeure possible même quand la prière semble impossible à cause de la souffrance, ou d’une trajectoire qui n’a pas rencontré le Christ (ou pas en profondeur). Considérons que notre pèlerinage est aussi un acte de témoignage, d’évangélisation.
Il aurait fallu dire encore bien des choses. Mais je termine en paraphrasant le Pape François au tout début de Spes non confundit, il écrit : « Puisse l’espérance remplir le cœur de ceux qui liront cette lettre ». Alors j’adapte à notre contexte en disant : « Puisse l’espérance remplir le cœur de ceux qui feront la Troménie ». Ce n’est pas seulement un souhait, ça peut être notre prière, lorsque nous porterons, dans notre pèlerinage, tout particulièrement ceux qui manquent d’espérance.