La table d'Emmaüs d'Arcacabas

Une table, une simple table.
Elle barre le tableau,le coupe en deux parts.


C’est la ligne horizontale de nos vies


La table où se répètent nos repas quotidiens
La table banale, de nos conversations, de nos rencontres.

 

Etrangement, cependant, la stabilité de cette table dressée semble comme flotter.
A droite, la partie de la nappe qui a été soulevée ne nous révèle aucun pieds…
tel un plongeoir dressée pour le saut.

 

Tout dans cette scène nous indique le mouvement.
La chaise renversée en bas à gauche avec sa serviette délaissée,
le mouvement imprimé dans la nappe avec cette autre serviette abandonnée dans la hâte de l’urgence
et la porte ouverte sur la nuit étoilée.

 

La couleur de la nappe porte elle-même la dynamique de ce passage :
à gauche, le jaune des repas de fête, se change progressivement vers la droite en un gris de linceul.

 

Cette table, c’est la table de notre existence
La table de la vie et de la mort
La permanence du temps qui se répète
De notre naissance à notre fin.

 

Tout semble donc immobile, banal et pourtant tout vibre d’un passage

Pour les Chrétiens, ce passage, c’est le Christ.
Ce Dieu qui a mangé à nos tables qui a pris le temps de grandir qui a sillonné nos routes.
Ce Dieu qui a vécu parmi nous.

Ce Dieu qui est mort,
mort non pour nous infliger une leçon de morale
mais pour nous dire que la vie elle-même est plus forte que la mort,
mort pour appeler chacune de nos vies à la vie de la Résurrection
par delà la mort, par delà l’absence.

 

Et puis, il y a ces objets qui sont sur cette table.
Trois assiettes, trois coupes,
une cruche, une bouteille, une soupière et des couverts.
Comme dans ces tableaux de nature morte, l’artiste présente tous les éléments du repas.


Tous ?

Singulièrement, nul signe de nourriture. Pas de trace de reste de repas ou de pain.
Le peintre a choisi de ne représenter que des objets.

Et ces objets, comme la table, portent eux aussi la trace du passage du Christ.
Ils sont nimbés de lumière.Ils rayonnent de ce doré qui illumine la gauche du tableau.

Le bougeoir qui devrait briller de ces trois flammes est éteint.
La lumière vient des objets eux-mêmes, de ces objets que l’homme a fabriqués de ses propres mains.

 

Ce qui pouvait n’être qu’une nature morte,
la nature morte de l’absence de Dieu, de son silence nous présente au contraire la création vivante.
Il ne s’agit pas simplement de la beauté de la nature du ciel étoilé…


C’est notre vie,
c’est ce que l’homme a lui même produit qui révèle le rayonnement de la présence de Dieu.

 

Pour les chrétiens, l’incarnation du Christ est venue bouleverser notre rapport au monde.
Là où les natures mortes parlent de la vanité de la vie, de son évanescence, de son illusion,
La création vivante du passage de Dieu
Parle, pour les chrétiens, de son amour infatigable, inlassable.


Et toute chose, même ces choses que nous avons nous-mêmes fabriquées peuvent alors vibrer de la présence du Christ ressuscité.

 

Reste maintenant cette porte ouverte
avec le bleu sombre de sa nuit et le scintillement de multiples étoiles.

 

Les bougies éteintes du chandelier semblent avoir laissé se démultiplier leurs flammes envolées.
Le cosmos scintille lui aussi de la présence de Dieu.

 

Ce n’est plus l’unique étoile d’un berger mais la multitude des témoins
que la Résurrection du Christ a disséminés sur les routes du monde.

 

Avec cette porte ouverte,
les frontières tombent, les séparations sont abolies.


Ce qui brille dans cette pièce brille aussi dans le monde.
Le passage de Dieu a laissé partout sa trace.

 

Pour les Chrétiens c’est une invitation à ne pas enfermer Dieu dans des lieux ou des espaces.
Dieu est partout. Dieu n’est plus à chercher dans l’isolement d’un désert ou dans la fuite d’un ailleurs.

 

Dieu n’est pas qu’au ciel,
il est aussi dans le monde, ici maintenant où nous vivons.

 

Le Dieu de Jésus-Christ n’est pas l’exclusive des contemplatifs séparés de la société
ni des spécialistes en théologie.

 

Le bruit même du monde, les préoccupations de nos affaires
peuvent devenir le lieu et le temps de la rencontre de Dieu.


Action et contemplation peuvent ne faire qu’un
Dieu n’est plus à chercher ailleurs, en d’autres lieux en d’autres espaces.


Il est ici et maintenant, à jamais.

 

Pascal Sevez s.j